
Ÿnsect : comment le leader mondial des insectes s’est retrouvé en redressement judiciaire
Dernière mise à jour le 30 juin 2025
En mars 2025, Ÿnsect, longtemps présenté comme le fleuron mondial des protéines d’insectes et pépite de la French Tech, a été placé en redressement judiciaire. Comment une entreprise ayant levé plus de 600 millions d’euros, soutenue par l’État, plusieurs ministres et même des célébrités internationales, a-t-elle pu en arriver là ? Retour sur un parcours emblématique des fragilités structurelles du secteur.
Des débuts prometteurs
Fondée en 2011, Ÿnsect naît d’une conviction forte : celle que l’élevage d’insectes, mis en avant par la FAO dans un rapport de 2013, pourrait contribuer à une agriculture plus durable. L’entreprise promet alors une protéine locale, circulaire et respectueuse de l’environnement. Rapidement, elle bénéficie d’un soutien massif de l’État français, via la Banque Publique d’Investissement (BPI), les collectivités locales, et divers programmes d’innovation qui visent à soutenir la réindustrialisation du pays. En 2021, trois ministres assistent à l’inauguration de son usine à Poulainville, près d’Amiens. L’acteur Robert Downey Jr., connu pour son rôle d’Iron Man, promeut même Ÿnsect sur les plateaux américains. En tout, l’entreprise lève plus de 600 millions d’euros de financements publics et privés.
Une technologie ambitieuse, mais des difficultés dès le départ
Derrière cette vitrine enthousiasmante, les difficultés techniques ne tardent pas à apparaître. En voulant élever le ver de farine (Tenebrio molitor), l’entreprise s’aventure en terrain peu connu. Elle fait face à de nombreuses complications : maladies, parasites, vers trop gras obstruant les machines… Les insectes nécessitent en outre une température élevée pour croître rapidement (plus de 25 °C), ce qui engendre des coûts énergétiques élevés, aggravés par la hausse des prix liée à la guerre en Ukraine.
La construction de la méga-usine de Poulainville, extrêmement ambitieuse pour un secteur encore jeune, prend du retard, notamment en raison du Covid. Les retards atteignent plus de deux ans.
Loin de l’économie circulaire promise
Contrairement aux promesses initiales, nourrir les insectes avec des déchets organiques s’avère difficile. Les réglementations sanitaires interdisent l’utilisation de plusieurs déchets, et leur composition variable entraîne une croissance plus lente ou un taux de mortalité accru chez les insectes. Ÿnsect se tourne alors vers des coproduits agricoles, comme le son de blé, souvent déjà utilisés dans l’alimentation animale.
Ce choix soulève plusieurs problèmes : ces intrants ne sont pas des déchets, ils font concurrence aux usages existants, et ils sont coûteux. Cela remet en cause les bénéfices environnementaux annoncés, tout en fragilisant les arguments économiques.
Un modèle économique fragile
La principale difficulté reste la rentabilité. Ÿnsect s’est longtemps orientée vers l’alimentation animale, en particulier pour l’aquaculture. Mais la farine d’insectes reste peu compétitive : son coût est en moyenne 2 à 10 fois plus élevé que celui de la farine de poisson ou de soja. Le marché de l’alimentation humaine, un temps exploré, se heurte à une faible acceptabilité des consommateurs.
En 2023, l’entreprise abandonne ce marché et se recentre sur un segment plus restreint : l’alimentation premium pour chiens et chats.
Une spirale descendante
Ce repositionnement ne suffit pas à inverser la tendance. Ÿnsect licencie 20 % de ses effectifs en 2023, retarde à plusieurs reprises la finalisation de son usine, et sollicite de nouveaux fonds publics. Les besoins sont massifs : au moins 100 millions d’euros seraient nécessaires pour achever la construction de Poulainville.
En septembre 2024, Ÿnsect entre en procédure de sauvegarde. Faute de repreneur, l’entreprise est placée en redressement judiciaire le 3 mars 2025. La BPI injecte 10 millions d’euros de financements d’urgence, mais cela n’offre qu’un délai de quelques mois.
Comme le reconnaît son cofondateur Antoine Hubert dans Libération : « Il n’y a plus d’investisseurs sur le marché. C’est comme si vous couriez dans un couloir avec des milliers de portes, et plus vous courez, plus les portes se referment. »
Des résultats très éloignés des promesses
Le contraste est saisissant. En 2023, Ÿnsect affiche un chiffre d’affaires de seulement 656 000 euros, hors transactions internes, pour plus de 80 millions d’euros de pertes. La presse est critique et une newsletter spécialisée titrait même : « 500 millions levés pour faire le chiffre d’affaires d’une boulangerie. »
En juin 2025, Ÿnsect annonce licencier les deux tiers de ses effectifs – plus de 150 personnes – et arrêter l’élevage d’insectes en France pour se recentrer sur la transformation de produits issus d’élevages étrangers. L’usine de Dole, dans le Jura, verrait ses effectifs réduits des deux tiers et serait reprise par une entreprise cofondée par Antoine Hubert, l’ancien dirigeant d’Ÿnsect.
Le jugement du tribunal de commerce d’Ervy, attendu pour le 30 juin, devra trancher entre liquidation judiciaire et poursuite partielle de l’activité.
Un cas qui n’est pas isolé
Certains observateurs présentent les difficultés d’Ÿnsect comme spécifiques à son modèle trop ambitieux ou à son choix d’espèce. Mais en janvier 2025, Agronutris – autre acteur majeur du secteur, avec une approche plus progressive et une autre espèce (Hermetia illucens) – entre lui aussi en procédure de sauvegarde, malgré 100 millions d’euros levés. D’autres entreprises sont proches de la faillite, comme le leader scandinave, Enorm Biofactory (55 millions d’euros levés), ou Aspire Food Group au Canada (42 millions levés).
Les problèmes semblent donc plus structurels que conjoncturels : coûts élevés, concurrence des protéines conventionnelles et manque de débouchés clairs.
Une réévaluation nécessaire du soutien public
Ÿnsect a bénéficié d’un soutien public considérable. Au regard des avantages théoriques des insectes, ce choix faisait sens avec les données disponibles à l’époque. L’investissement comporte une part d’incertitudes, et plusieurs hypothèses se sont malheureusement révélées plus difficiles à concrétiser que prévu.
Cependant, les difficultés actuelles appellent à une réévaluation des investissements publics et privés dans ce secteur. Plusieurs signaux convergent vers un constat : l’élevage d’insectes peine à tenir leurs promesses, tant sur le plan environnemental qu’économique.
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